17/04/2014
Une parenthèse méridionale

Chez /ut7, le jeudi c’est n’importe quoi. Chez d’autres, le jeudi c’est permis, ou c’est jour de frites, ou c’est errédé. Chez nous, c’est n’importe quoi. Alors par exemple, tu vas rendre visite aux copains de Scopyleft à Montpellier. C’est un peu triché parce qu’en fait, tu avais déjà prévu d’aller à Montpellier pour écouter des étudiants lire une pièce de théâtre que tu as traduite. C’est triché, parce que tu as posé un jour de congé, que tu as pris rendez-vous, alors que normalement, faire vraiment n’importe quoi c’est dans l’instant que ça se décide. Mais tu te dis, si on ne peut plus faire n’importe quoi n’importe comment, à quoi bon – alors tu y vas.

C’est dans les pins que ça se passe, un peu au nord de Montpellier. Déjà que tu te sens ailleurs dans Montpellier centre-bourg, là c’est le bout de l’ailleurs. Tu te sens un peu con avec ton blouson de parisien que tu tiens à la main, tes chaussettes de parisien que tu gardes aux pieds, on ne va pas exagérer. Le rythme a changé. Stéphane de chez Scopyleft, il te parle de slow work. C’est un beau concept, le slow work. Chez lui, enfin chez Scopyleft, enfin chez lui quand même, il y a sur la table du salon un bouquin qui titre Mastiquer, c’est la santé ; retrouver le goût et le plaisir de manger. Tu y vois une certaine forme de cohérence. Mastiquer son labeur, prendre le temps de le digérer et y retrouver (bon) goût et plaisir.

Les gars de Scopyleft, en fait, ils sont par monts et par vaux. À part Stéphane, qui aujourd’hui garde le fort. Et puis il y a Lionel, aussi, un confrère de passage. Et la fille de Stéphane, qui vient déjeuner avec nous. C’est étonnant. Tout le monde te le dit : t’as intérêt à faire la part des choses, à laisser le boulot au boulot avant de rentrer à la maison, à ne pas mêler ta famille à ton job, à cloisonner, compartimenter, segmenter. Ça ou bien – tu deviens marteau. Et là c’est justement le contraire qui se passe. Tu te demandes du coup si tu n’es pas l’intrus, avec ton RTT tout terne, fossile d’une autre époque où le passe-droit temporaire était de mise pour faire ce que tu voulais pendant les heures ouvrées. Et puis en fait, non : quand tu envisages ta vie de manière intégrée, que tout est en relation avec tout le reste, que tu laisses tomber cette schizophrénie facticement salutaire et que tu respires un grand coup, il n’y a plus vraiment d’intrus. Tout a sa place, tout est à sa place.

Cette journée-là, tu auras pris des nouvelles des uns, des autres. Tu auras suivi du regard l’écureuil qui passait, les pigeons qui se pougnaient. Tu auras appris que les pies, la veille, ont fait un sacré ramdam. Tu auras échangé des convictions sur l’importance de l’auto-gestion, sa futilité, son manque complet de viabilité, sa force têtue qui fait qu’on s’en fout et qu’on le fait quand même, chaque jour un peu plus, chaque jour un peu plus heureux. Tu auras célébré l’impossibilité de concilier les objectifs de chacun, et l’importance de toujours essayer. Questionné la légitimité du principe de rotation des tâches. Spéculé sur l’intervention thérapeuthique au travail. Appris comment travaillent les vignerons, leurs problèmes de gestion de stock. Fait la paix avec les commerciaux, avec certains commerciaux tout au moins. Tu auras envisagé une autre histoire racontant ton boulot, ta culture, mêlée à l’histoire de ceux qui mangent et boivent avec toi ce jour-là, sur la terrasse, sous le soleil et au milieu des pins. Tu auras fait ton deuil de l’efficacité, comme dit Stéphane.

Tout seul, tu vas plus vite, qu’il dit encore, Stéphane, tout seul, tu vas plus vite. Mais à deux, on va plus loin.

Et tu refermes la parenthèse méridionale, gardant au passage un rayon de soleil et tout le chemin parcouru. Tu refermes, parce qu’il n’y a aucune raison de s’agripper à l’instant passé, quand tu as compris que tout est abondance. Parce que le prochain éclat de bonheur t’attend déjà au coin de la rue, à la prochaine rencontre. Parce que tout ça c’est comme dans les fermetures en Lisp : tu fermes la parenthèse, mais tu embarques avec toi le contexte dans ta mémoire – et tu pourras le retrouver quand tu en auras besoin.

Et tu n’as plus rien d’autre à dire d’autre, il n’y a plus rien d’autre à dire, sinon merci. Alors tu le dis.

Merci, Scopi.

Emmanuel Gaillot