12/05/2012
Le Combat de la page blanche

Toute ta vie, on te dit fais pas ci, mange pas ça, demande la permission. Je ne sais toujours pas comment les autres arrivent à s’en accomoder. Les normateurs, les fabricants d’autorisation, les experts, ceux qui tirent de ces ordres, contre-ordres et autres formulaires leur place dans la société, pourquoi pas… mais les autres ?

Une des grandes victoires du passage de /ut7 en coopérative, selon moi, reste cette prise d’autonomie - cette possibilité de faire ce qu’on fait juste parce que c’est ainsi qu’on sent les choses. Certains appellent ça, “suivre ses deux pieds”. Le sentiment qu’à peu de choses illégales près, tout est possible. Inventable. Négociable. Accessible. Et les contraintes externes deviennent autant de jeux que les bornes d’interdiction de stationner pour une bande de gamins.

Un blog pour dire ce que je pense. Un lieu pour animer des formations et d’autres activités extra-scolaires. /ut7 est devenu une énorme page blanche, sur laquelle on peut écrire ou dessiner, à l’image des enfants du coding goûter qui nous laissent leurs œuvres affichées d’une session à l’autre.

Et avec la page blanche, comme dirait l’autre, vient l’angoisse. Le sentiment vertigineux que la première trace ne pourra plus être effacée. Que la seule manière de garder la promesse de tous les possibles intacte, c’est de ne rien faire. Que si l’on dessine, d’autres aussi vont dessiner, sans concertation, sans compréhension de l’enjeu. On s’est battu pour avoir sa feuille blanche, et dès qu’on l’a on a peur que d’autres la chippent ou l’abîment. Viennent alors les tentations de barbelés, de miradors.

Et l’importance de respirer un coup.

Écrire la vie d’une entreprise, finalement, ressemble beaucoup à écrire un texte, ou un programme informatique. La griserie du démarrage, le projet tout beau tout neuf, qu’on ne va pas rater ce coup-ci, faire craquer ses doigts avant le pomme-N et commencer à coucher le code sur le papier. Ou pas.

Jonathan et moi avons commencé à monter des formations techniques, certes imbibées d’agilité, mais au large des formation méthodologiques qui poussent ici et ailleurs. Coder au Front (End) est un premier résultat intéressant de nos efforts. Et le chemin ayant autant d’importance que la destination, c’est dans le processus du montage de cette formation que j’apprends le plus - apprendre à travailler avec quelqu’un qui raisonne différemment, dont les sensibilités diffèrent aussi.

À monter des formations avec Jonathan, j’ai réalisé il y a peu la difficulté que j’avais à commencer un programme. Un sentiment très différent de ce qui se passe au dojo, où la courte durée de chaque séance avait fini par calmer les attentes et museler mes jugements : peu de chance qu’on finisse quoi que ce soit, peu de chance que ce code serve directement dans le futur. Il s’agit aussi d’un sentiment très différent que la contribution à un projet informatique déjà existant, où les lignes ont déjà été tracées, et où l’intervention tient surtout de l’analyse et de la frappe chirurgicale - du raffinement, en quelque sorte.

Non, ici, c’est vraiment l’angoisse brutale et vertigineuse qui m’a étreint. Par où commencer ? Le sujet est-il bon ? Le point de départ convient-il ? Les choix de conception vont-ils suffire ? Et surtout : qu’est-ce que les autres vont en penser ?

Et je repense à Anne Lamott. “La perfection est la voix de l’oppresseur.” Et je respire. Et j’écris, class, constructor, j’ouvre les accolades et les referme. C’est moche. C’est un sale brouillon de merde. Et c’est le premier pas vers un résultat moins intermédiaire. Lorsque j’arrive à séparer le moment où je couche mon intention sous forme de texte du moment où je le polis, lorsque j’arrive à écrire des tests automatisés qui me soutiennent dans cette action et ne crient pas à chaque fois que je change d’avis, non seulement puis-je passer à l’action, mais je peux surtout dépasser mon angoisse initiale.

La lutte continue. Se battre. Pour obtenir son autonomie, sa page blanche. Pour pouvoir choisir ce qu’on veut, ce qu’on veut faire. Pour pouvoir changer d’avis, aussi.

Puis l’obtenir, cette page blanche. Et réaliser l’angoisse qui vient avec. Le combat de la page blanche n’est qu’un commencement. Et l’angoisse de la page blanche, mine de rien, un premier résultat. Une première victoire.

Emmanuel Gaillot