10/07/2020
Farewell, /ut7.

« The sun is setting in the sky. Teletubbies say goodbye. »

Tu avais fait la guerre, plusieurs guerres, et à force de t’en sortir tu te dis c’est pour de bon, ça ne va plus bouger. Tu as en tête à quoi doit ressembler la maison du bonheur, une vision de plus en plus claire, de plus en plus détaillée. Tu confonds clarté et permanence, et tu oublies que ton idée du bonheur elle aussi change, comme tout le reste. Tu oublies que tu as tracé des lignes dans le sable et que la marée montante changera tout ça. Tu découvres au plus profond de ton être ce qu’est l’impermanence – cette idée un peu con-con (quand tu n’y réfléchis pas plus que ça) que tout ce qui commence a une fin, nécessairement.

Tu t’accroches, tu refuses, tu te bats, tu mènes une guerre de plus. Tu as peur que tout s’arrête, que tout aura été vain. Tu te mets en colère. Marchandes. Finis par accepter. Tout prend le goût de la renonciation que tu t’étais juré de ne jamais vivre. Tu lâches l’idée de couler avec le bateau comme un capitaine fidèle, qui écopera jusqu’à la fin – dans un tourbillon d’une ironie incroyable qui te fait voir, crûment, insolemment, qu’il n’y a plus rien à écoper, que tout va bien en fait. Le bateau est à flot, il avance dignement – dans une direction qui n’est plus la tienne. Tu ne sais plus si la bataille a été une victoire ou une défaite. Tu déprimes.

Tu t’accroches encore, tu sèmes la souffrance en toi et autour de toi. Tu sens l’amour des autres, partout, qui entendent ta souffrance. Certain·es savent que c’est à toi de la transformer, cette souffrance, qu’ils et elles ne peuvent rien d’autre qu’être là à tes côtés. Ça te touche. Ça te remet en colère – et tu t’en veux d’en vouloir aux autres de ne pas te montrer ce que tu refuses de voir. Tu apprends des choses, encore, toujours. Tu te raccroches à cet espoir. Si la situation n’a pas encore atteint une résolution, c’est qu’elle a encore quelque chose à te dire. Alors, tu écoutes encore, patiemment, en respirant le plus doucement possible pour ne pas déchirer ce qui te retient.

Et tu finis, après un temps infini, par comprendre que ce n’est pas la situation qui te retient, mais toi qui cherches à retenir la situation, et qu’il n’y a rien à retenir, rien à perdre – sinon une certaine idée de qui tu es, une idée que tu voudrais elle aussi permanente et qui ne l’est pas plus que le reste. Au bout de ce temps infini tu finis par comprendre qu’au contraire, si tout change, tout t’est donné à vivre et à re-découvrir — et que ce ne sera possible que quand tu arrêteras d’être le conservateur de ce musée poussiéreux dans lequel tu laisses rentrer toujours moins de monde.

Alors tu finis par lâcher prise pour de vrai, par te rendre complètement – et en baissant les armes une autre victoire se dessine, paradoxalement. C’est la fin d’un cycle, tu le sais. Et le début d’un autre – inconnu, mystérieux. Mais maintenant tu sais que tout change et qu’il n’y a rien à retenir, et tu peux accepter l’arrivée de ce nouveau cycle avec calme et curiosité. Avec joie, aussi. Tu culpabilises encore un peu, parce qu’au moment où tu tournes la page, tu sais que cette page reste encore à tourner pour les autres. Encore de la souffrance. Tu essaies de faire aussi peu de vagues que possible — sans grand succès. Tu te concentres sur les messages importants que tu veux encore transmettre et ceux-ci s’imposent à toi avec une clarté surprenante. « Je vous aime, et je vous souhaite le bonheur. » Tu ne sais pas si en disant ça, tes compagnons de /ut7 te comprennent ou même t’entendent, mais tu sais que ça vaut le coup de le dire, alors tu le dis. Et quelque chose tombe à sa place.

Il reste encore une forme de conclusion à trouver, qui ferait de cette histoire une belle histoire — pour encore nourrir cette envie qui t’habite depuis le début de mettre de l’esthétique partout, tout le temps. Tu ne veux pas parler de tout ce qui s’est bien passé ou mal passé, parce que tu ne veux pas encourager les autres à s’y accrocher, à ce passé, à les laisser prisonniers de ce dont tu t’es départi. Parce que tu ne veux pas davantage encourager l’illusion qu’il y a ce qui se passe bien et ce qui se passe mal – alors qu’il n’y a que richesse et intensité. Et pourtant tu ne veux pas non plus partir sans rien dire, parce qu’il s’est passé quelque chose qui mérite d’être dit, d’être honoré. Alors tu tournes en rond encore un peu.

Pendant ce temps, Rob Burbea, que tu écoutes depuis six mois à travers ses podcasts, décède d’un cancer généralisé. Tu écoutes avec quelques mois de retard le dernier podcast qu’il a publié, dans lequel il propose une pratique – celle, aux portes de la mort, de s’émerveiller de la vie qu’on a menée, de ce qui nous a été donné. Ne pas voir la vie comme un acquis, mais comme un don. Et honorer ce cadeau qui nous a été fait, tous ces cadeaux dont on a été dépositaire. Et ce que Rob dit, ce qu’il te dit à toi alors qu’il est déjà mort, ça te touche au cœur de ton être.

Et tu te dis : oui il y a de quoi s’émerveiller, de tous ces cadeaux que tu as reçus de /ut7. L’éducation d’abord – « ex ducere », conduire hors du chemin tracé, montrer les bifurcations possibles qui sont devenues tant de nouvelles routes à explorer, autant de points de vue à adopter. La liberté, ensuite, de tout essayer. De faire n’importe quoi sans autre finalité que de vérifier que c’est possible — et ô combien ça l’a été, possible. /ut7, c’est aussi l’endroit dans lequel s’est épanoui ton amour pour l’approche thérapeutique de Virginia Satir, un amour qui t’a transformé de bien des manières – comme mille caresses de la marée montante sur les lignes tracées dans le sable. Et mine de rien, /ut7 c’est la structure qui t’a apporté la stabilité pendant la moitié de ta carrière professionnelle… C’était le contrat de départ sans jamais vraiment l’avoir été pour autant, un paradoxe parmi tant d’autres. Ça ne comptait pas et ça a compté quand même.

Et là, en ce moment d’émerveillement, pour un instant tout au moins, dans le silence entre deux respirations, en un temps infime qui prend la place d’une éternité, tu sens que quelque chose est complet, parfait, en ordre. Et tu ressens une immense gratitude et une paix profonde.

Et tandis que le soleil se couche dans le soir, toi aussi tu dis : au revoir.

Emmanuel Gaillot