23/02/2012
La Fin des vacances

En novembre dernier j’ai passé trois semaines de l’autre côté de l’Atlantique, entre Atlanta et Boston. Vacances en forme de road-trip. Trois semaines bienvenues, pour recharger les batteries et souffler au large de /ut7 qui - le contraire eût été étonnant - m’occupe bien l’esprit.

Je n’imaginais pas complètement débrancher mes neurones, et pourtant je suis surpris de voir à quel point mon voyage aura eu des résonnances avec mon quotidien. Je retiens en particulier deux moments étonnants, deux découvertes rappelant que si parfois la réalité dépasse la fiction, elle la contredit souvent - et par la même occasion la remet à sa place fictionnelle.

Fiction numéro 1 - un logiciel, c’est comme une maison, on ne monte pas le toit avant les fondations.

J’avais déjà l’intuition que cette métaphore servait davantage les spécialistes en fondation que les développeurs - j’ai pu le vérifier d’un peu plus près, en allant me perdre au fond de la Virginie dans une ferme tenue collectivement par une communauté - dont le fonctionnement m’est apparu singulièrement proche de celui que nous avons chez /ut7, d’ailleurs. Mon hôte m’a fièrement fait faire le tour de la propriété, étalée sur environ 200 hectares, habitée par une soixantaine de personnes. Les uns et les autres y ont construit eux-mêmes leurs maisons, le plus souvent incrémentalement, pour des raisons budgétaires. Le travail architectural était formidable, et il était passionnant pour moi d’entendre l’histoire des transformations successives et des projets d’aménagement à venir - abattage d’une cloison, ajout d’une terrasse, d’une pièce supplémentaire, connexion de deux maisons attenantes…

Certes, il n’y avait pas de toit suspendu en l’air en attente de nouvelles fondations. Mais il n’y avait pas non plus de plan pré-établi. Les habitations ont évolué en même temps que les besoins de leurs occupants, et de leur compréhension de ce qui fonctionnait ou pas. J’ai pensé au mouvement hacker : habiter ce que l’on construit, construire ce qu’on veut habiter. Ce qui était saisissant pour moi était la manifestation concrète du résultat, ici bien plus tangible que ce n’est le cas avec un logiciel.

Fiction numéro 2 - l’urbanisme, c’est rationaliser a posteriori le système urbain

J’ai vécu en Thaïlande, à Bangkok, dans les années 90. J’étais alors abasourdi par l’entremêlement des autoroutes, semblant avoir été jetées les unes sur les autres, sans réflexion, sans souci esthétique. Pétri d’une certaine condescendance, je pensais qu’il s’agissait là du symptôme d’un développement économique galopant, dans un pays manquant de recul. Quelle ne fut ma surprise quand, quinze ans plus tard, en novembre dernier, je me retrouvais face aux mêmes entrelacs dans Boston, l’une des plus vieilles villes des États-Unis.

Appelons ça la déformation professionnelle : le croisement des Interstates 90 et 93 ont à mes yeux l’allure d’un code spaghetti. Cela navre l’esthète en moi, et cela a rendu fou le GPS qui tentait de m’amener de l’autre côté du pont, dans le South End.

Je me demande encore ce qui a poussé les urbanistes, chefs de chantiers, et bostoniens réunis à accepter une telle situation, et à s’en accomoder au quotidien. Je soupçonne qu’une des raisons principales tient dans le fait que ceux qui ont construit ces autoroutes ne sont pas ceux qui les utilisent au quotidien - et que ces derniers n’ont pas de meilleure idée pour améliorer leur expérience de voyageur. De la V(oyageur)X à l’UX, de l’urbanisme des grandes villes à celui des DSI, pas tant d’écart qu’on pourrait le croire. La métaphore chante des lendemains heureux et montre les boulevards haussmaniens (percés, faut-il le rappeler, pour entre autres casser la tête à ceux qui chantaient eux aussi des lendemains heureux, sur un air différent). La métaphore cache ce que l’urbanisme est bien plus souvent.

Je ne ferai pas de mystère de ma préférence pour les maisons conçues et construites par leurs habitants, plutôt que pour les échangeurs d’autoroutes. Il s’agit pourtant d’un cas comme dans l’autre d’un travail incrémental, s’adaptant aux besoins qui changent, pouvant tenir de aussi bien de l’amoncellement hideux que de la construction culotée.

Les masques tombent, je me retrouve face à ma naïveté mise à nue. L’incrémental, c’est bien, ou pas. Il se cache décidément bien des sens, bien des situations derrière les mots que je choisis de connoter positivement ou non.

Nous voici en 2012. Finies les vacances. Fini aussi le 10e anniversaire du manifeste agile - c’était l’an dernier, c’est déjà le passé du passé. Sommes-nous déjà dans le plus-que-parfait du discours agile ? Face à cette question, je ressens l’urgence de laisser les mots derrière moi, les discours creux qui séduisent plus qu’ils n’aident, et de me concentrer sur le code et sa fabrication.

Emmanuel Gaillot